Articles de presses

JESUS FREAKS La foi sans loi

Apôtres du Christ et de la liberté, Alexandre et Marie partagent sans dogmatisme leur croyance dans les lieux alternatifs.

Constance de Buor - Article «La Vie» Aout 2008

Assis sur le sol sous une toile de tente, il parle à Jésus sans façon. De la scène, à quelques centaines de mètres de là, parviennent les sons de la guimbarde et les respirations sourdes du didgeridoo, une trompe en bois ancestrale au coeur du festival le Rêve de l’Aborigène, dans les Deux-Sèvres. Alexandre confie au Christ ces trois jours de fête, ceux qui y participent et plus spécialement les plus paumés d’entre eux. Sur un pan de cette chapelle de fortune que le jeune homme et son épouse, Marie, ont installée au pied de leur camion, un sigle proche du «A» de ralliement des anarchistes – mêlant en réalité l’alpha et l’oméga bibliques. Ce logo est celui des Jesus Freaks, une communauté internationale de doux dingues amoureux du Christ, dont le couple est devenu le relais en France.

Il y a encore deux ans, Alexandre, 30 ans, était conseiller

Hambourg, 1991. Des «alternatifs», punks et hippies, touchés par Jésus principal d’éducation dans un établissement catholique et Marie, 25 ans, exerçait le métier d’infirmière. Un début de vie commune plutôt douillet dans une petite ville de Haute-Savoie, plaquée un jour pour la route. «On a toujours été proches des cultures alternatives. Un jour, on a décidé de s’éloigner de la société de consommation, pour vivre la simplicité d’une vie de nomades. Là où sont les gens : dans les festivals, les squats, les écovillages...», explique Alexandre. Avec leurs économies et, par choix, sans demander le RMI. Depuis les premiers bourgeons du printemps, ils ont écumé avec Pierre-Couleur, leur premier enfant né en février («Pierre parce que ce sont des bâtisseurs et Couleur pour la note sensible»), les 24 heures du punk, une rencontre sur l’éducation alternative, un festival de la paix, un rassemblement de motards... , mais auxquels aucun lieu ou célébration chrétien ne semblait adapté, commencent à se retrouver chaque semaine dans un appartement pour prier et «passer du temps avec Dieu». «Nous avons expérimenté la présence de Dieu d’une manière si forte et si intense que ça nous a tous mis K.-O. Beaucoup furent visités par le Saint- Esprit et délivrés de la drogue», se souviennent les premiers participants. Le rendez-vous prend de l’ampleur, les voisins menacent de pousser dehors les nouveaux convertis s’ils continuent à prier d’une seule voix le Notre Père à 1 heure du matin. Le groupe migre vers un café. En 1994, plus de 200 personnes se joignent à ces rencontres. Peu à peu, de la manière la plus informelle possible (anarchisme oblige...), ils se retrouvent dans des squats, montent des groupes de musique, cherchent «des moyens de célébrer Dieu sans orgue, sans liturgie ou rituels poussiéreux».

Une association, Jesus Freaks international, est constituée, ainsi qu’un festival chrétien d’arts alternatifs, le Freakstock, dont la 14e édition se tient cette année du 31 juillet au 3 août, à Gotha, en Allemagne. Le mouvement passe les frontières : Suisse, pays nordiques... Et France, où les Soko, avant de découvrir les Jesus Freaks, ont formé un réseau de chrétiens nomades unis par la foi et la prière : la Tribu chrétienne hérétique altermondialiste autogérée de prière (Tchaap)... Depuis, les deux mouvements se confondent en France. «L’idée était de pouvoir vivre notre foi dans notre culture, considérant qu’on peut en témoigner dans n’ importe quel milieu !», explique Marie. Comment devient-on Jesus Freaks ? «Pas en décidant : “À partir de maintenant, je me relooke grunge...” C’est un sentiment qui doit être déjà présent en toi, et qui n’a rien à voir avec l’adoption d’un look particulier. Freak, ça veut dire marginal, excentrique, fou, qui nage à contre-courant. Il n’y a qu’une seule règle pour devenir un Jesus Freak : il faut que Jesus soit le boss (patron, ndlr) dans ta vie», résume Alexandre.

«Depuis que je suis toute petite, je sais que je veux vivre pour Jésus», dit Marie, baptisée catholique enfant, qui a grandi dans une famille devenue par la suite pentecôtiste. Alexandre, quant à lui, a commencé à cheminer vers 21 ans. Il rencontre alors Marie dans une communauté évangélique, mais ils éprouvent des difficultés à se situer. «Pour moi, l’Évangile, c’est le coeur. Je n’ai pas fini d’en défaire le paquet mais, dans cette communauté- là, je trouvais que le cadeau était enveloppé de trop de papiers, de pelures inutiles», explique Marie. Peu à peu, le couple s’aventure dans des lieux de rencontre comme Taizé ou le Chemin neuf et rapporte dans sa paroisse des images renouvelées : «On était ravis de faire découvrir aux jeunes de notre génération que les catholiques sont des chrétiens comme nous, qu’ils ne prient pas les morts...» Aujourd’hui, sans Église ni berger, le couple revendique sa liberté spirituelle, sans éluder la difficulté qu’ils ont à se situer théologiquement. Embarqués la première année dans un camion assez rudimentaire, ils ont ainsi choisi de faire escale pendant quelques mois à l’École biblique de Kolding, au Danemark, et à la faculté libre de théologie protestante de Montpellier. «On était venus chercher des réponses, on n’a trouvé que de nouvelles questions !», note Alexandre. «En tout cas, on s’est régalés !, s’enthousiasme Marie. On sent bien que, plus on sera ancrés, profonds, plus on pourra rayonner pour les autres.»
Si les Jesus Freaks expriment pour beaucoup par la musique et les arts plastiques et graphiques leur attachement au Christ, le charisme des Soko est clairement celui de l’accueil. D’un festival à l’autre, les vieux compagnons et les fraîches rencontres se succèdent sur la couchette en mezzanine perchée au fond du bus, pour un bout de route. Sur place, l’enthousiasme et la bienveillance du couple, doublés du sourire de leur superbe Pierre-Couleur, séduisent. «Tout le monde peut venir se reposer, papoter près du bus. Ceux qui ont pris des toxiques savent qu’ils peuvent “redescendre” tranquillement chez nous, qu’on ne profitera pas d’eux, qu’on ne les dépouillera pas. Ce qu’on voit dans ces rassemblements n’est pas toujours gai. Les gens de la zone ont toujours un truc à oublier dans la fête. Il y a beaucoup de misère morale, plus que matérielle d’ailleurs.»

Que peuvent apporter des chrétiens dans ce râpeux envers du décor ? «On donne ce qu’on peut donner, on écoute ce qu’on peut écouter. Ça nous arrive de confier telle personne à des amis chrétiens, de les remettre à leur prière, raconte Alexandre. Un peu comme au carmel...» Un sursaut. Le jeune homme se tourne vers sa femme : «D’ailleurs, c’est ça qu’on devrait faire, Marie : se constituer un réseau de carmélites à qui confier ceux qu’on rencontre !» Pour tenir sur le long terme et trouver l’énergie d’accueillir tous les «sans» (logis, travail, famille, amour...), «ceux qui ont touché le fond, les paumés, les exclus et les personnes vivant en dehors des normes de la société», les «Soko» se répètent qu’ils devront approfondir encore leur foi et puiser dans la prière. «On se dit souvent qu’il faudrait réserver une heure par jour pour prier, lire. Et une journée de désert régulière. Mais, entre le passage incessant dans le bus et le bébé, ça n’est pas si évident à tenir.» Le festival dans les Deux-Sèvres est le deuxième au cours duquel le couple fait le pari de dresser une tente de prière. L’abri est loin d’être bondé, mais ne manque pas de faire parler.

Le couple, cependant, ne se situe pas sur le terrain de l’évangélisation. Mais s’applique à démonter les préjugés, quand l’occasion s’en présente. «Le fait qu’on ne se drogue pas, qu’on soit mariés et fidèles, avec un enfant, suffit à déclencher des questions sur notre mode de vie et ce qui nous anime», assure Marie. Au final, la spiritualité n’est pas totalement absente des festivals et le sujet finit souvent par venir sur le tapis. «On trouve des bouddhistes parmi les punks, des animistes chez les hippies, quelques amish et des chrétiens qui ne font pas trop de pub sur leur foi... Quand ils ont des problèmes, les gens de la “zone” sont les premiers à prier le ciel, mais, pour la plupart, le christianisme, c’est la domination de la femme, l’impérialisme, le libéralisme, l’inquisition, le pape et le préservatif... Bref, rien de compatible avec le style de vie anarchiste ! Ils ne connaissent rien de Jésus, tout ce dont ils sont persuadés, c’est qu’il a couché avec Marie Madeleine, ou alors ils considèrent que Jésus, Bouddha, tout ça, c’est pareil», rapporte Alexandre. Alors, les Jesus Freaks racontent le Christ, la Bible et «ses mots d’une puissance révolutionnaire», convaincus que, «malgré les croisades, les bûchers et leurs sorcières, les cultes et les messes ultrachiants, les télé-évangélistes avides de fric et tous les chichis pseudoreligieux, il y a quelque chose de vrai et de fantastique derrière le nom de Jésus. Pour être honnêtes, nous croyons même qu’il n’y a rien sur Terre de plus fantastique que de vivre avec Jésus.

Un mouvement atypique

Né outre-Rhin dans les années 1990, le mouvement Jesus Freaks (les «fous de Jésus») est un mouvement chrétien atypique et informel. Leur manifeste est explicite : «Nous voulons exprimer notre passion pour Jésus au travers de nouvelles formes de messe, de musique ou d’art, de solidarité. Nous voulons vivre nos rêves avec Jésus et pas rêver notre vie avec Jésus.»

Du 31 juillet au 3 août, la communauté se retrouve à Gotha, en Allemagne, le temps d’un festival de musique folk, rock et punk… freakstock.de (en anglais et en allemand).

Les aventures d’Alexandre et de Marie sont exposées sur le site français du mouvement qu’ils ont créé. On y trouvera une présentation de l’association et une multitude de liens renvoyant à l’internationale Jesus Freaks. www.jesusfreaks.fr​​​

Jesus Freaks, Yes future (à Montpellier)

Linda Caille - Article «Mission» Juin 2009

Alexandre et Marie ont choisi de témoigner de leur foi chrétienne, sans dogmatisme, dans les milieux alternatifs, les éco-villages et les festivals. Rencontre.

Si Jésus avait 30 ans aujourd’hui, il vivrait sur la route dans un grand camping-car blanc. Il le garerait sur des parkings gratuits de grandes villes du Sud de la France et il rejoindrait les lépreux, les aveugles et les boiteux du XXIe siècle là où ils survivent. Telle est la conviction d’Alexandre, 31 ans et Marie, 24 ans, mariés, un enfant. « Jésus passerait du temps avec les exclus. » Le jeune couple a choisi d’incarner une présence bienveillante dans le monde de la rue. « Cela nous va bien d’être d’égal à égal. Dieu s’est bien fait homme ! » constate Marie.

Bouddhisme, chamanisme, New Age

Sur un parking montpelliérain, à l’arrière du camion (qui est aussi leur maison), Alexandre déplie une carte routière de la France. Des post-it épinglent la vingtaine de lieux où, en 2008, le couple a participé à des festivals tels les vingt-quatre heures du punk ou le rêve de l’aborigène. « On sort une table avec des bancs, explique-t-il, on se met au service des gens en offrant une tasse de café. On partage ce que l’on a sans compter. Beaucoup de drogue circule dans ces rassemblements alors Marie s’occupe des enfants lorsque leurs parents sont trop défoncés. Certains viennent juste se reposer à côté du camion, ils ont confiance, on ne leur volera rien. » Parfois, ils montent une tente sous laquelle ils organisent une chapelle. Ceux qui le souhaitent peuvent se relayer et prier toute la journée, les mains croisées, en peignant ou un jouant de la musique. « Même si il y a beaucoup de bouddhisme, de chamanisme et de New Age, ces milieux restent antireligieux, explique Marie. Je ne parle pas directement de Jésus, je préfère partager une conviction en partant de ce que j’ai expérimenté. Être mariés, fidèles et ne pas prendre de toxiques, c’est déjà un témoignage. »

Alexandre et Marie ont passé un trimestre dans une école biblique au Danemark puis un semestre à l’Institut protestant de théologie de Montpellier afin d’affiner leur formation théologique. Le couple dit n’appartenir à aucune Église, d’ailleurs ils ne se situent pas vraiment d’un point de vue théologique. « Nous sommes des disciples de Jésus. Notre but est de partager l’amour que nous avons reçu, explique Alexandre. On connaît celui qui connaît la Vérité. On n’a pas la vérité. C’est Jésus qui nous donne la force de vivre, c’est lui le guide. » Près de Montpellier, la communauté de la Celle, qui offre une vie fraternelle pour les marginaux, a été un temps un lieu d’ancrage et d’inspiration pour le couple (cf. Mission numéro 153, septembre 2005 et la page 2 de ce numéro).

L’alpha et l’oméga

Aujourd’hui, les Sokos représentent, en France, le mouvement des Jesus Freaks, les fanas ou passionnés de Jésus. Né à Hambourg, au début des années 1990, ce mouvement alternatif s’est inscrit dans la succession des Jesus People, surtout présents aux États-Unis. Chaque été, tous les Jesus Freaks d’Europe se retrouvent à Gotha, dans le centre de l’Allemagne, pour un festival artistique nommé le Freakstock. Différentes cultures alternatives, toutes chrétiennes, s’expriment au travers du théâtre, de la musique (rock, punk, reggae) et des arts graphiques. Le symbole de ralliement des Jesus Freaks est tout un poème : le A majuscule cerclé de noir du mouvement anarchiste a été détourné en un Alpha superposé à un Oméga en référence aux versets de l’Apocalypse : « Je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. »

Être soi-même avec les exclus

Pour les Jesus Freaks français, tout débute en 1998, en Haute-Savoie. Alexandre, rencontre Marie, qui est née et a grandi dans une Eglise pentecôtiste. Ensemble, ils fréquentent la communauté de Taizé et celle du Chemin Neuf, admirent l’Abbé Pierre et Sœur Emmanuelle. Les deux souhaitent « faire un boulot utile, dans l’humain ». Lui devient conseiller principal dans l’enseignement privé, elle débute des études pour devenir infirmière. Mais une frustration les ronge : « Le soir, on rentrait chez nous en laissant les assistés dans leurs dortoirs ». Pendant plusieurs étés, en camping-car, ils écument les éco-villages et les squats autogérés, à la recherche d’une autre manière de vivre, loin de la grande consommation et du marché du travail : « Nous étions insatisfaits. » Lorsque la possibilité de vivre dans un ancien camion-épicerie s’offre à eux, un pas de foi s’impose. La décision est difficile à prendre. « Nous voulions vivre au plus près des exclus, reconnaît Alexandre. Etre nous-mêmes avec eux. » Ils quittent alors leur emploi pour vivre sur la route avec leurs économies, sans bénéficier du RMI pour rejoindre les exclus là où ils vivent et mangent.

A 13 heures, Alexandre se rend au Resto du cœur pour déjeuner. Avec sa longue veste kaki, le jeune homme se glisse dans les files d’attente pour la soupe, les sandwichs à la sardine et les gobelets de café. Rejoignant un groupe, il tape sur l’épaule, salue, fait la bise : « Je connais surtout les plus jeunes » dit-il. Dans un coin, trois gros chiens se cherchent, grognent, puis se battent. D’un bond, une jeune femme au crâne rasé plonge dans la mêlée en les houspillant d’une voix rauque. Comme si elle attrapait un lapin par col, elle saisit un Beauceron noir et l’extirpe de la cohue. Les aboiements cessent. « Le monde de la rue est agressif surtout pour les femmes, explique Alexandre. La violence est un mode de relation. Cette fille montre qu’elle peut se défendre si elle se fait coincer dans la chambre d’un squat. »

« Faire la route »

Sur le parking, Alexandre retrouve Jeff, 22 ans et Yannick, 26 ans. Eux aussi souhaitent « être des porteurs d’espérance » dans le monde de la rue. Yannick cheveux blonds en pétard et tee-shirt estampillé « Jésus was a punk » a connu les Assemblées de Dieu à Rouen avec ses parents puis les camps au Sénégal avec Jeunesse en Mission (organisation pentecôtiste proposant aux jeunes la possibilité d’engagements). Aujourd’hui, il vit dans un camping-car et, comme les Sokos, rejoint les marginaux là où ils se retrouvent, sur la place de la Comédie en train de faire la manche. Quant à Jeff, il vit dans un long break d’occasion. L’année où il devait passer le bac, il voulait déjà « vivre avec d’autres valeurs ». Son stage de terminale, ne l’a-t-il pas fait « dans le commerce équitable » ? Cela ne l’empêche pas de tout plaquer. « J’ai accompagné beaucoup de personnes à Lourdes, je suis une personne de contact. » Il décide de « faire la route » et, un jour lors d’un festival, il rencontre Alexandre et Marie : « Ce qui nous rassemble ce n’est pas une doctrine mais notre disposition de cœur. J’aime la radicalité de l’Évangile. »

Boy-scouts égarés

Cette radicalité les pousse, presque chaque jour, à organiser un temps de prière au squat dit « du carré du Roi » situé entre le siège de l’UMP, une école d’architecture et un cabinet d’avocats. Depuis la jolie place ombragée, où déjeunent des hommes en costume-cravate, l’ancien siège de la direction départementale de la marine apparaît comme un immeuble chic avec ses hautes fenêtres et ses rambardes en fer forgé. Nul n’ignore la reconversion de ce lieu déjà relatée dans la presse locale. Cet immeuble est devenu un squat où des voyageurs en route vers l’Espagne ou le Maroc croisent quelques enfants de la bourgeoisie montpelliéraine. Quarante punks, routards et SDF y ont élu domicile jusqu’à ce que la police les mettent dehors. « La tranche d’âge s’étend de 16 à 50 ans, explique Jeff. La plupart d’entre eux ont eu des vies très difficiles : abus sexuels, abandon, violence...Ce qui est lourd de conséquences : sexualité désorientée, avortements, prise quotidienne de drogues, rythme de vie décalé, absence de projets. »

A l’intérieur, des pièces vides au sol dallé font office de chambre et, cette après-midi, de chapelle. « La solidarité existe au sein des squats anarcho-libertaires, explique Alexandre. Par contre, il n’y en a pas dans des squats de camés ou, comme ici dans un squat anti-froid. » Une ancienne affiche du festival des Vieilles charrues annoncent le passage de Ben Harper et de Vanessa Paradis. Ici, Alexandre, Yannick et Jeff chantent, prient à voix haute ou gardent le silence. Souvent, Yannick prend sa guitare et chante : « Dans tes bras, je suis restauré, guéri. Tout est accompli. Comblé, rassasié, ici je veux habiter. Plus je viens, plus je suis heureux. Voilà mon pays, ma patrie, mon identité. » Ruben, hollandais, la quarantaine, les a rejoints. Difficile d’imaginer une chapelle au milieu d’un squat. Pourtant, ce temps de convivialité a bel et bien lieu, au milieu de cet immeuble n’accueillant que des fraternités artificielles, le temps d’une prise de méthadone ou de ketamine. Comment les Jesus Freaks sont-ils perçus dans cet univers peu bienveillant ? « On passe pour des boy-scouts égarés, reconnaît Alexandre, des gars sympas barrés dans un trip Jésus ».

Au squat, les barbecues ont plus de succès que les temps de prière. On fait des courses au supermarché : du pain, des saucisses, des bonbons, pas d’alcool. De retour, Alexandre monte dans les étages pour inviter les occupants. Il croise Frédérique, jeune femme accueillante mais livide. Au mur de sa pièce, une affiche lance « Punish yourself . » Par terre, deux chiots jouent au milieu des morceaux de bougies, des briquets et des canettes de bière. Comme si elle flairait qui est camé, et qui ne l’est pas, elle avance vers Jeff, le prend à parti e : « Je ne sais pas comment récupérer mes chiens. Ils sont à la SPA. Je pourrais voir les AS (assistantes sociales) mais elles me connaissent depuis que j’ai 14 ans. Toi, tu peux m’aider, t’es pas dans la galère. » Attentif, Jeff lui assure qu’il essayera de faire quelque chose. Dehors, un homme au visage émacié et aux jambes décharnées sous son jeans traverse la cour.

Rangers, crêtes, dreadlocks

Ce soir, au rez-de-chaussée, autour d’une table faite de bric et de broc, quelques habitants du squat passent, l’air de rien, ainsi que des amis des Jesus Freaks, chrétiens ou non. Tous grimpent allègrement et entrent par la fenêtre. On parle, on chante, on grignote. Apparemment, aucune drogue ne circule même si certains échouent ici anormalement excités ou abattus. La soirée se déroule calmement telle une soirée de sages étudiants sauf que les participants portent des rangers, des crêtes et dreadlocks.

Tout comme Alexandre et Marie, Jeff jette un regard lucide sur ce milieu, ses codes, ses pratiques : « Le squat est un monde de mort. Notre action est à la fois relationnelle, par notre présence et notre écoute, et spirituelle, par notre intercession quotidienne pour les personnes rencontrées. » Des satisfactions existent comme cet homme qui s’est effondré en pleurs pendant un temps de prière et a reconnu vouloir « en finir avec l’alcool ». Ensemble, ils l’ont emmené à la communauté de la Celle. Leur avenir, Alexandre et Marie le remettent dans la prière car, selon eux, c’est Jésus « qui ouvre les portes », celles d’un squat, comme celles de l’existence. Linda Caille

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Sur la route avec le Christ

Les Jesus Freaks

NOYE JEAN-CLAUDE - Publié le 1 juillet 2009 - Prier n°313


L'annonce de l'Evangile prend parfois des chemins inattendus. Tels ceux des Jesus Freaks, un mouvement chrétien alternatif. Dans les festivals, les squats, les éco-villages, les communautés, ces témoins de la foi vont à la rencontre des marginaux.

Le salon tient lieu d'espace de prière. Le salon ? Un mini espace en mezzanine, au fond d'un bus blanc aménagé en appartement de fortune. Drapeau aux couleurs pastels surmontés de l'inscription «Peace». Affiches et cartes postales suggestives comme celle qui proclame : «Free with Jésus». Un petit poêle à bois, quelques étagères recouvertes de bouquins dont celui, inattendu, du théologien protestant Jacques Ellul : Anarchie et christianisme. Installés sur une banquette clic-clac ou sur un fauteuil hors-d'âge, Alexandre, son épouse Marie et leur ami Yannick s'accordent un temps de recueillement. Une demi-heure de silence à peine rompu par les gémissements de Pierre-Couleur, le fils de Marie et Alexandre qui émerge de sa sieste. Bientôt Yannick lit un passage de l'Evangile de Jean. Puis chacun donne son interprétation du texte, la relie à son vécu, à ses attentes. Marie exprime d'une voix posée son interrogation : ne doit-elle pas témoigner avec plus de force de sa foi au Christ auprès de tous les paumés que tous les trois ont accueillis ce week-end, pendant les «24 heures du punk» ? Un festival qui s'est déroulé dans les Cévennes, en pleine nature, près d'Anduze. «La plupart des participants étaient tellement drogués ou alcoolisés qu'ils ne se nourrissaient plus, explique la jeune femme. Nous leur avons offert à boire et à manger. A chaque repas, on avait 15 personnes à table. Ils savent qu'ils peuvent se poser chez nous sans être jugés, en confiance. A la longue et par le bouche à oreille, les gens nous connaissent.»

Un slogan : «Vivre ses rêves avec Lui et non pas rêver sa vie.»

Comme Rimbaud, le génial poète aux semelles de vent, la petite équipe mène la vie errante. Alexandre Sokolovtich, 31 ans, a été conseiller principal d'éducation dans un établissement catholique. Sa femme, Marie, 26 ans, a, elle, exercé le métier d'infirmière. Quant à Pierre-Couleur, il a l'innocence d'un adorable bambin d'un an. Le couple aurait pu mener une vie rangée. Mais il n'a pas su résister à l'appel du grand large. Sur les routes, il a sympathisé avec Yannick, 26 ans, paysagiste de formation, qui a pour toute maison son camping-car. «On a toujours été proches du monde alternatif. Un jour, on a décidé de rompre avec la société de consommation, de vivre la simplicité volontaire, en allant à la rencontre des gens : dans les festivals, les squats, les éco-villages, les communautés», souligne Alexandre. Et de préciser leur filiation : ils sont «Jesus Freaks». Freak, un mot anglais pour signifier marginal, excentrique, à contre-courant. Comme les fols-en-Christ de la Russie orthodoxe, eux aussi itinérants, les Jesus Freaks sont, en somme, des fous de Dieu. A leur manière très contestataire et très libre. Anarchisme oblige, ainsi que l'atteste leur sigle - enchâssant le «A» de ralliement des libertaires et l'apha et l'oméga bibliques - qu'arbore le bus blanc des Sokolovitch et la veste de treillis d'Alexandre. Un seul maître donc : le Christ. Et une seule règle : «Vivre ses rêves avec Lui et non pas rêver sa vie». Né aux USA, dans l'élan insurrectionnel des années 1960-70, puis récupéré par les évangéliques, ce mouvement est reparti de plus bel à Hambourg, quand, en 1991, des punks et des hippies, touchés par Jésus, prirent pour habitude de se retrouver dans un appartement afin de prier et «passer du temps avec Dieu». Beaucoup de ces marginaux confient avoir expérimenté alors la visite de l'Esprit Saint qui les mit «KO» et les délivra de la drogue. Mais ne les fit pas, pour autant, rentrer dans le rang ni rejoindre l'une ou l'autre Eglise.

«Nous voulons être avec ceux qui ont le plus besoin de nous.»

Héritiers de ce refus de «l'embrigadement ecclésial» (mais peut-on être chrétien sans se rattacher à la tradition apostolique ?), Alexandre, Marie et Yannick n'en aiment pas moins se plonger régulièrement dans l'atmosphère priante ou studieuse de lieux aussi divers que les Foyers de charité, la communauté de Taizé, le Chemin Neuf ou encore l'Arche de Lanza del Vasto. Sans oublier l'école biblique de Kolding, au Danemark, et la faculté libre protestante de Montpellier, où ils ont fait escale quelques mois. De quoi nourrir leur foi et repartir sur les routes avec un enthousiasme nouveau en bandoulière. «Comme sœur Emmanuelle auprès des chiffonniers du Caire ou l'abbé Pierre au milieu des sans-abris, fait valoir Yannick, nous voulons être avec ceux qui ont le plus besoin de nous». Avec les rebelles en tout genre, entre crânes rasés ou longs cheveux hirsutes, fringues babas ou panoplie de cuir, en partageant leur mode de vie bohème. Pour mieux leur «dire» Celui qui les aimante. Pas tant par la parole (prédicante) - au risque de se heurter à un mur d'incompréhension ou d'hostilité - que par leur présence amicale et le témoignage bonhomme de leur existence. Le simple fait qu'Alexandre et Marie soient mariés et fidèles, qu'ils vivent pauvrement (ils refusent le RMI et dépensent moins de 4 000 € par an) sans pour autant être camés ou alcooliques, suffit souvent à interpeller ceux qui viennent les rencontrer. Et, tôt ou tard, confient leur détresse. Vide abyssal que nul amour vrai n'a jamais comblé. Ni celui de parents trop absents ou destructurés. Ni même celui de Dieu. C'est sa tendresse discrète et unanime que nos apôtres nouveau style veulent simplement partager.

 

A la rencontre des Jesus Freaks : Un autre monde est possible ! par Doriane Bier, membre du comité de rédaction de “Présence”

Mission Populaire de France, mercredi 3 août 2011

Vivre autrement :

Le printemps arabe, les crises grecque, irlandaise, espagnole, européenne, les flambées des prix, Fukushima, les tempêtes, les tornades et même l’affaire Strauss-Kahn nous y invitent de façon de plus en plus pressante, voire sonnent l’alarme. Présence rassemble ici récits et témoignages de chrétiens entreprenants, comme une invitation à la création d’un monde meilleur. Leur sève ? Les Evangiles, dans toute leur force subversive, à l’instar de l’histoire de la Cananéenne.


En plein coeur de la Bourgogne du nord, dans la campagne dijonnaise (à une centaine de kilomètres de la communauté oecuménique de Taizé), trois jeunes couples de « Jesus Freaks » ont décidé de s’installer dans une ancienne ferme pour « vivre autrement » et y pratiquer l’accueil.

Mais qu’est-ce donc qu’un freak, autoproclamé qui plus est ?

Eh bien, littéralement, ce terme d’argot anglais signifie un original, un doux dingue, voire un monstre (dans sa connotation la plus péjorative) ; mais aussi un passionné, un mordu – en l’occurrence, un « fou de Jésus ».

Le terme vient des Etats- Unis, où les Jesus Freaks, dans la mouvance des Jesus People (communautés hippies chrétiennes des années 1970), sont nombreux, particulièrement parmi les chrétiens évangéliques. Les Jesus Freaks sont également très présents en Allemagne, notamment dans les squats de l’ex-Allemagne de l’Est, et ils tiennent chaque année à Gotha, dans le centre du pays, un festival de musique hardcore baptisé Freakstock, en référence à Woodstock, bien sûr.
Les Freaks allemands ont même traduit la Bible de Luther en argot, et l’ont baptisée la Volxbibel (« Bible du peuple », avec un jeu de mots sur le « x » de la croix, au lieu du « k » de
« Volk
»). Et pendant la Sainte Cène alternative, on partage bière et chips !

Ces chrétiens atypiques, caractérisés par leur engagement social, leur refus des structures ecclésiales conventionnelles et leur attachement aux contre cultures (codes vestimentaires, musicaux, style de vie…) sont encore peu représentés en France. Ils y constituent un réseau informel d’une trentaine d’amis, souvent itinérants.

Désir d’une Eglise qui ne juge pas

Six d’entre eux se sont regroupés pour un projet de vie communautaire (la Tchaap, Tribu chrétienne hétéroclite altermondialiste autogérée de prière, lire encadré ci-contre) et ont choisi d’habiter et de faire vivre la Ferme de La Chaux, à La Bussière-sur-Ouche en Côte-d’Or, à côté de la forteresse médiévale de Châteauneuf-en-Auxois, qui compte parmi les plus beaux villages de France. La ferme, baptisée Goshen (du nom d’une terre d’asile en Egypte pour les Hébreux exilés, Exode 8, 18), est située sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, et a toujours eu vocation, depuis sa création il y a trente ans, à être un lieu d’accueil, de halte et de spiritualité – notamment pour les personnes en difficulté. Depuis que les Freaks s’y sont installés, ils y portent un projet tourné vers l’hospitalité, la simplicité volontaire, l’écologie à travers le maraîchage biologique et l’élevage de quelques bêtes qui leur assurent une autosuffisance alimentaire. En expérimentant ainsi un mode de vie alternatif à la société de consommation, sans pour autant vivre coupés du monde – bien au contraire ! –, les membres de cette petite communauté vivent et mettent en pratique l’Evangile auquel ils croient. Un Evangile proprement révolutionnaire, largement implicite (comme on dirait à la Mission Populaire), qui commence par des actes, aussi petits soient-ils, ayant le potentiel de soulever des montagnes.

Amandine et moi sommes allées à la rencontre de ces chrétiens altermondialistes lors d’un weekend organisé par un groupe appelé Etudes bibliques dissidentes (EBD), un réseau d’étudiants dispersés dans plusieurs villes de France, qui sont pour la plupart issus d’Eglises évangéliques, mais qui ne se reconnaissaient plus dans les réponses toutes faites auxquelles leur demandaient de souscrire leurs Eglises. A l’EBD, en revanche, esprit critique et liberté de ton sont bienvenus ! Chaleureusement accueillis et nourris par nos hôtes, la soirée que nous avons passée ensemble fut l’occasion d’évoquer l’itinéraire spirituel particulier de chacun, tant du côté de l’EBD que des Freaks. Parmi les récits des participants au week-end revenait souvent le désir de trouver une Eglise accueillante, qui ne juge pas, une Eglise véritablement ouverte à tous.
Plusieurs manifestaient un intérêt pour la démarche oecuménique, et pour la liberté qu’offre la théologie de l’Eglise réformée.

Six fous de Jésus

A leur tour, nos hôtes partagèrent avec nous leur expérience hors des sentiers battus. Alexandre et Marie, deux enfants (et un troisième en route), ont sillonné en camion pendant cinq ans les divers festivals de rock et lieux de vie alternatifs en France, à la rencontre des marginaux, des exclus, des paumés. Présence non prosélyte sur ces lieux où l’envers du décor de fête révèle souvent une grande détresse morale et l’addiction à l’alcool et à la drogue – les Freaks offrent autour d’un café un lieu d’écoute et de repos. Ils dressent aussi leur tente, la Tchaapelle (du nom de la Tchaap, leur association), qui est ouverte à chacun et à toute expression spirituelle. Par leur mode de vie sobre, leur joie de vivre et leur amour des rencontres, ils offrent un témoignage vivant et une présence auprès de ceux que les Eglises ne touchent plus, et qui ont souvent une image très négative du christianisme.

Alexandre et Marie ont été rejoints à Goshen par Laurène et Thomas, d’origine baptiste évangélique : Laurène, qui les a accompagnés lors de plusieurs festivals, est infirmière et Thomas infographiste – c’est lui qui a créé les logos de la Tribu. Ensemble, ils ont visité plusieurs lieux de vie communautaire chrétiens tels que le Chemin Neuf ou l’Arche de Lanza del Vasto afin de discerner le mode de vie qui leur conviendrait. Enfin, Mickey et Hélène, maraîchers, et leur fils Timothée ont quitté les Cévennes pour mettre leur savoir-faire au service du projet écologique de Goshen. Tous deux avaient déjà connu une expérience communautaire forte, s’étant rencontrés dans une communauté évangélique, Propriété de Dieu, que le père d’Hélène a fondée à La Celle, près de Montpellier, comme lieu d’accueil et de réinsertion pour les toxicomanes, les anciens détenus ou encore les sans-papiers.

Une conviction qui se vit en actes

Le dimanche matin, nous nous sommes retrouvés dans la grange pour un culte « alternatif ». Les Freaks, d’ordinaire, se réunissent pour un temps spirituel hebdomadaire qui n’a pas de forme fixe (n’ayant jamais réussi à tomber d’accord sur une liturgie, nous disent-ils !). Reflet de nos échanges, notre culte a été particulièrement dédié à tous les marginaux et les « sans-Eglise » que nous avions évoqués. Alexandre nous a fait écouter une « méditation hardcore » qui a fait contraste avec nos cantiques policés… La place a aussi été laissée aux témoignages, notamment à celui de mon amie Kathleen, une Allemande dont la foi a été nourrie par sa rencontre avec des Freaks à Leipzig.

La Tchaap s’est récemment installée à Goshen mais entend bien faire vivre le lieu par des rencontres autour de sujets écologiques, altermondialistes et sociaux, afin de créer un véritable réseau de chrétiens alternatifs et engagés dans la société. Comme le dit Alexandre : « Je crois que la lutte contre l’avidité, le matérialisme, l’égoïsme, le “toujours plus” est le sujet le plus récurrent dans les enseignements du Christ alors que, a contrario, ces valeurs consuméristes sont celles qui sont valorisées dans notre société. J’invite chaque chrétien à ne pas se réfugier derrière des luttes moralistes inutiles mais bien dans des luttes politiques et personnelles pour encourager la solidarité,le partage des richesses, le respect del’homme et de la création, à investir du temps dans nos relations (famille, ami, voisins...) plutôt que dans le “gagner plus” ou dans une carrière professionnelle. »

Une conviction qui se vit en actes à Goshen, dans le choix d’un mode de vie radical, joyeux, collectif et inventif